Texte de Douglas Hanson
Douglas Hanson est un écrivain américain travaillant sur les arts plastiques. Il a donné des contributions à ARTnews, Art Business News, au journal The Star Tribune of the Twin Cities, ainsi qu’à d’autres publications, tant en France qu’aux Etats-Unis.
Plutôt que doté d’une créativité déductive, extérieure à lui et guidée par des idées hors de son travail, Weyer fonctionne d’une façon intuitive, inductive, provenant de l’intérieur de soi. Pour mieux le comprendre, on peut se rappeler qu’il est arrivé à cette activité de peintre après une carrière initiale de chercheur biologiste en immunologie, à l’Institut Pasteur de Paris. Né en 1946, Weyer avait environ trente ans quand, en 1975, il quitta la biologie pour démarrer une activité uniquement artistique.
Une influence de l’aspect scientifique de cette période au laboratoire s’est révélée forte et de longue durée : c’est celle d’une approche toute expérimentale de la peinture, très minutieuse.
Weyer a décrit cette approche : il ne démarre pas avec une composition entièrement préconçue, mais plutôt il part par exemple avec l’idée du contraste entre une couleur et une autre, puis avec une troisième, et peu à peu il arrive à une composition qui met en jeu et équilibre cet ensemble coloré. Il cherche à combler ce qui peut encore manquer, par un processus graduel, intuitif, qui construit l’œuvre de l’intérieur vers l’extérieur, jusqu’à atteindre une totalité viable. Ce qui fait que même ses compositions apparemment les plus constructivistes, qui suggèrent la structure formelle associée à ce type de travail, sont en fait le résultat d’une évolution organique jusqu’à leur état final. Et l’impression fréquente d’une asymétrie harmonieuse rappelle encore l’idée très constructiviste d’un «déséquilibre équilibré».
Bien qu’il ne crée pas des séries d’œuvres, nommées et officialisées comme telles, Weyer reprend pendant un certain temps les mêmes motifs et crée à partir d’eux ce qu’il appelle une «famille d’œuvres picturales».
Ce sont comme des variantes d’un même vocabulaire, et quiconque prend le temps d’examiner le travail de l’artiste dans son entièreté constatera combien ces familles portent en elles le langage entier de son art.
La peinture de Jacques Weyer va contre certaines distinctions longtemps entretenues dans l’histoire de l’abstraction, notamment celle séparant le royaume surnommé «froid» ou intellectuel de l’abstraction géométrique de celui considéré plus vivant ou plus «chaud» de l’abstraction lyrique. Les premières années de peintre de Weyer ont été marquées par un style gestuel qui a bien sûr des liens avec l’abstraction lyrique. Mais même la période actuelle plus constructiviste ou rectiligne possède sa propre forme de lyrisme, d’abord par le traitement de la couleur, puis par la nature inhabituelle de la ligne dans le travail.
La couleur
Weyer est un coloriste d’un grand raffinement, avec une palette aussi variée que subtile. Il travaille avec cohérence, et ses couleurs acquièrent entre elles des rapports que l’on redécouvre l’une par rapport à l’autre. Au départ, elles sont restreintes et subtiles, sotto voce si l’on peut dire. Weyer applique la couleur en aplats réguliers, d’où la préférence pour l’acrylique. Autour de ce point de départ, d’autres gradations de couleurs prennent leur force relative et leur voix. Le blanc peut soudainement sembler un arbitre entre des blocs de noir ou de rouge intense. Une étendue assez grande de violet peut compenser un carré bleu petit mais plein de force, à un coin opposé. Des champs de couleurs pastel, subtilement différenciés, produisent une tonalité plus contemplative ou lyrique, là où l’utilisation des couleurs primaires ou des noirs crée une atmosphère plus austère et dramatique, parfois inquiétante. Weyer parle lui-même de «zone de tension» et de «zone de calme».
La couleur est toujours en dialogue avec elle-même. L’artiste considère que les couleurs possèdent les mystères et puissances les plus nuancés, on pourrait même parler de «personnalités» qui interagissent. Il a écrit par exemple que la «stridence» d’une certaine couleur comme «coupable d’être là» peut trouver sa «résolution» grâce aux couleurs voisines «qui lui donnent sa justification». Josef Albers parlerait d’une façon similaire.
Weyer a écrit récemment que son but principal est de créer des tableaux dans lesquels «la couleur circule d’une façon naturelle». L’œuvre est achevée, dit-il, quand la composition totale -formes et couleurs- «semble être réabsorbée par la nature». A ce stade, l’œuvre acquiert sa propre vie, surtout si elle met en jeu une grande simplicité de moyens.
La ligne
Il est diffcile de trouver une ligne «traditionnelle» dans l’œuvre de Weyer, par exemple un trait sombre et mince qui séparerait deux surfaces de couleur dans une peinture. D’habitude, ses couleurs, et ses surfaces blanches ou noires, ne font qu’être contigües, ne laissant que la suggestion de l’existence d’une ligne entre elles. Parce que l’artiste travaille à main levée sans utiliser un support rectiligne, ses lignes sont souples, non rigides.
Le traitement proprement dit de la ligne a subi une évolution remarquable. A la n des années 90, Weyer a réalisé une série de peintures dans lesquelles une région colorée, d’habitude une couleur primaire située en bas du tableau, était mise en rapport avec un fond blanc agrémenté de diverses lignes noires traversant la toile horizontalement. C’était Weyer dans sa proximité la plus grande avec Mondrian. Mais à quelques exceptions près, ces lignes rythmaient une même zone colorée. Puis avec le temps ces lignes sont devenues plus épaisses, comme des barres, et ont créé une composition vivante propre à elles. Au début, elles allaient de bord à bord, mais rapidement on trouve des peintures dans lesquelles ces barres s’arrêtent tout simplement quelque part dans la peinture. Elles passent au travers de surfaces solides de blanc ou de couleurs. Parfois, elles s’élargissent encore plus, jusqu’à ce que cette «ligne» de départ fonctionne comme un champ monochrome, un champ noir par exemple.
Cet accent, mis sur la forme et sur la fonction de la ligne est un aspect envoûtant dans la peinture de Weyer. Les lignes jouent alors hors de leur fonction classique de délimitation, et peuvent contribuer à la composition par leurs qualités propres. Dans plusieurs travaux tardifs, on peut bien voir ce changement. Ce qui à première vue semble des lignes se révèle ensuite comme des champs allongés, étroits, noirs ou colorés. La «grille» linéaire s’éloigne, alors que le lyrisme de la couleur s’impose.
Plusieurs traditions de l’abstraction en art ont été revitalisées et associées dans l’art de Jacques Weyer. Le dessin provient de l’abstraction géométrique, lyrique ou gestuelle. Puis a été entrepris un travail personnel à partir du constructivisme, en direction d’une peinture par champs colorés (colorfield painting). Ces libertés prises par l’artiste reflètent son origine autodidacte, n’apprenant que par lui-même et pouvant ainsi suivre ses instincts. Ce sont ceux d’un coloriste d’abord, mais aussi ceux d’un artiste qui a expérimenté soigneusement les styles abstraits, jusqu’à découvrir les compositions les plus adaptées à son amour de la couleur.